Auteur des très remarqués Ascension et Innocent, Shin’Ichi Sakamoto était présent à la 51ème édition du Festival International de la Bande Dessinée d’Angoulême afin de présenter son nouveau manga : #DRCL : Midnight Children édité par Ki-oon.
Le vendredi 26 janvier 2024, s’est tenue la Masterclass de Shin’ichi Sakamoto en personne. Animée par Laurent Duroche, le commissaire de l’expérience Dracula : Immersion dans les Ténèbres, et articulée par Kim Bedenne en qualité d’interprète, celle-ci était évidemment orientée sur la dernière œuvre de l’artiste.
Entre vos deux séries Innocent, qui se déroule en France, et #DRCL Midnight Children, qui prend place en Angleterre, cela fait plusieurs années que vous explorez des univers européens. Ressentez-vous une connexion particulière avec le Vieux Continent ?
En réalité, quand je commence à réfléchir à un manga, je décide d’abord des personnages, puis de la thématique. Ensuite seulement, je décide du lieu et de l’ère qui seront les plus conformes à ce que je veux dessiner. Il s’est avéré qu’Innocent se passe dans la France du 18ème siècle et que #DRCL dans l’Angleterre du 19ème. On peut dire que mon travail a un lien avec l’Histoire.
Pouvez-vous nous parler de votre rapport à l’horreur et l’épouvante ? Votre intérêt pour ce genre est-il né par le manga, par la littérature, par le cinéma ?
Quand j’étais enfant, il y avait une vraie mode des mangas d’horreur, on l’appelait ça des mangas de terreur. Et parmi toutes ces œuvres qui étaient à la mode, j’avais été frappé par celles de Shin’Ichi Koga, notamment Kyôufu no ôkami shôjo, ce qui veut dire La jeune fille loup de la terreur. Ça a été ma première rencontre avec le genre de l’horreur.
On peut dire de #DRCL Midnight Children est officiellement votre première série d’horreur. Mais certains passages de vos œuvres précédentes contiennent des images qui penchent de façon plus ou moins affirmée vers ce genre. Est-ce que c’est un registre que vous vouliez aborder depuis longtemps ?
Je n’avais pas forcément l’idée de faire un manga d’horreur. Ce qui m’intéresse, c’est de décrire la réalité de l’âme humaine. Dans cette optique, il arrive que le résultat soit lié au genre horrifique.
Vous aviez déjà mis en scène des figures de vampires. D’abord sur une planche d’Innocent, puis dans le récit court Dorachû que vous avez dessiné pour un dôjinshi conçu en compagnie d’Usamaru Furuya entre la fin d’Innocent et le début de #DRCL Midnight Children. Qu’est-ce qui vous fascine, tout bonnement, dans la figure du vampire ?
Dracula est un personnage connu du monde entier. Il fait figure de personnage majeur parmi les monstres qu’on peut connaître. C’est son aspect élégant et solitaire, mais d’une beauté incomparable, qui m’a semblé d’un charme fou.
Dracula est le personnage qui rencontrait le mieux vos aspirations esthétiques.
Oui, effectivement. Il se rapproche beaucoup de ce que je considère comme la beauté. Mais j’avais aussi envie de changer l’image classique qu’on a de lui.
Dorachû raconte l’amitié entre un jeune orphelin et le fils de Dracula. Peut-on y voir l’élément déclencheur de #DRCL Midnight Children ? Ou aviez-vous déjà le projet de série en tête au moment de dessiner cette histoire courte ?
À la fin de ma précédente série, Innocent, mon ami Usamaru Furuya, qui est aussi un mangaka, m’a proposé de faire un fanzine. Comme Dracula m’intéresse depuis l’enfance, on a choisi ce thème pour notre œuvre en commun. Malheureusement, le Covid est arrivé, et notre projet de faire une vente en direct en convention est tombé à l’eau. Mais cela a été pour moi l’occasion de lire le roman de Bram Stocker, que je n’avais jamais lu puisque j’avais surtout vu Dracula dans des films ou dans des jeux.
Après sept ans à avoir évolué dans un contexte historique, la France de la Révolution française dans Innocent, vous restez dans le passé avec #DRCL Midnight Children qui se déroule dans l’Angleterre victorienne. Ressentez-vous une connexion esthétique, et peut-être philosophique, avec ces univers situés à une époque révolue ? Vous sentez-vous plus à l’aise à illustrer le passé dans lequel vous trouvez plus de matière, plutôt que le présent ou le futur ?
Il est extrêmement difficile de finir un manga seul. Il faut beaucoup d’assistants pour le dessiner. Quand je choisis de faire des œuvres qui se déroulent dans le présent, dans un certain sens c’est plus simple, car il suffit de sortir pour avoir des visuels de voitures ou de bâtiments. En revanche, quand on parle du passé, il faut d’abord prendre beaucoup de temps pour rassembler de la documentation.
Quand j’ai dessiné Innocent, je me suis attaqué à un monde au sommet de son art en termes de décorations et de costumes, avec le style rococo. C’était un véritable défi de les représenter dans mes planches. Mais dans #DRCL Midnight Children, on est dans un monde différent, bien que toujours dans le passé. C’est une époque où la noblesse s’effondre et où tout ce qui est considéré comme beau est en train de s’effriter. Mon nouveau défi était de représenter ce monde en décadence. À chaque fois, l’exercice est différent.
Ce qui est intéressant aussi, c’est que la couverture de #DRCL semble être usée, en déliquescence. Quand on en a parlé avec le comité éditorial, on craignait les retours négatifs des lecteurs qui auraient pu penser que le livre n’était pas neuf. Mais en réalité, ce choix est parfaitement adapté à l’œuvre et j’espère que vous l’apprécierez.
Le vampire est peut-être la créature du bestiaire fantastique la plus déclinée et adaptée sous de multiples formes, parfois très éloignée de ses racines. Vous auriez d’ailleurs pu décider vous-même de vous en éloigner. Pourquoi avoir ressenti l’envie de proposer une relecture de l’un des ouvrages fondateurs du mythe, à savoir le roman Dracula de Bram Stocker ?
Au départ, je ne connaissais Dracula qu’à travers les films. En lisant le roman, j’ai été surpris de découvrir que l’histoire se passe dans un Londres du XIXe siècle touché par une pandémie. Au moment de ma lecture, nous étions en pleine pandémie du Covid. J’ai senti un signe du destin qui m’a lié à ce roman, si bien que j’ai eu envie de le prendre pour base.
L’histoire se passe en pleine Révolution Industrielle, à une époque où de nouvelles inventions apparaissent sans cesse, comme la machine à écrire. J’ai voulu les introduire également. On peut aussi citer le concept de new women, dont on parle dans le roman de Bram Stocker. C’est une œuvre qui aborde les nouvelles idées de l’époque et ça m’a paru tout à fait actuel, dans notre monde où les valeurs changent. Tout cela est entré en résonance et m’a donné envie d’aborder Dracula de façon directe.
Avez-vous tenu à relire ou revoir certains récits vampiriques célèbres avant de commencer #DRCL midnight children ? Par exemple, l’adaptation cinématographique de Francis Ford Coppola ? Ou, au contraire, avez-vous soigneusement évité d’entrer en contact avec ces adaptations pour ne pas interférer avec votre propre vision ?
J’ai vu le film de Coppola de nombreuses fois, sachant que l’adaptation qui m’a le plus marqué est celle avec Christopher Lee dans les années 50. Pour ce qui est du film de Coppola, j’ai été vraiment impressionné par le travail de la designer Eiko Ishioka qui s’est occupée des costumes. J’ai eu envie, moi aussi, d’intégrer ce type d’éléments dans mon œuvre.
Dans #DRCL, vous utilisez les personnages et les articulations dramatiques du roman de Bram Stoker, mais vous les arrangez de façon originale et personnelle. Ce travail de réappropriation du roman vous a-t-il demandé beaucoup de temps avant de vous attaquer au dessin ?
La série étant toujours en cours, je me pose des questions en permanence. C’est évidemment un travail qui m’a demandé beaucoup de réflexion. Pour être lu aujourd’hui par des lecteurs contemporains, il fallait que je trouve une façon d’être actuel. C’est ce qui m’a fait me poser le plus de questions.
Dans le livre de Bram Stoker, le personnage de Dracula est une menace, mais aussi le vecteur d’une certaine libération des mœurs dans le cadre d’une Angleterre victorienne stricte. Vous avez particulièrement renforcé cet aspect dans #DRCL, en l’adaptant à la société d’aujourd’hui, notamment par rapport à la transidentité. Dans Innocent, déjà, vous aviez déjà établi des passerelles visuelles évidentes entre le passé et le présent. Est-il primordial pour vous de refléter le monde moderne, même dans des récits qui se déroulent dans des époques révolues ?
Je veux absolument m’adresser aux lecteurs contemporains. Pour rester actuel et toucher tout le monde. Quand cela me semble nécessaire, j’essaie de casser les codes et de trouver une nouvelle grammaire pour écrire mes mangas.
La relecture que vous proposez offre un équilibre très travaillé entre la tradition et la modernité. Cette modernité est présente à deux niveaux dans #DRCL : à la fois dans l’attitude et les valeurs de votre héroïne, Milena, mais aussi dans le traitement graphique adoptée, notamment quand l’horreur se mêle à des éléments visuels beaucoup plus « pop ». Est-ce que ce parallèle entre le caractère de l’héroïne et votre art est le fruit d’une réflexion consciente de votre part ?
J’essaie de changer ma façon de dessiner à chaque fois. Dans Innocent, la beauté du trait était très importante pour rendre ce monde au sommet de son art. Dans mon œuvre actuelle, le plus important est de dépeindre l’atmosphère horrifique à travers beaucoup de zones d’ombres, mais aussi avec des traits de trames faits à la main pour assombrir chaque élément. C’est une technique que j’utilise beaucoup dans #DRCL par rapport à mes œuvres précédentes.
Vous avez récemment déclaré dans une interview avoir l’intention de faire intervenir Jack l’éventreur dans #DRCL. Comptez-vous réinvestir tout un pan du patrimoine fantastique anglais, un peu comme ce qu’a fait Alan Moore dans La Ligue des Gentlemen extraordinaires, où figurait déjà une certaine Wilhelmina Murray ?
La période de la Révolution industrielle, qui est celle de Dracula, est une époque où la science évolue énormément. Mais en même temps, l’importance des croyances et des superstitions restait très forte. C’est comme si la part lumineuse encourageait la part sombre de la société. C’est cette ambiance très particulière de l’époque que j’aspire à retranscrire à travers mon manga. Concernant Jack l’éventreur, ses meurtres ont eu lieu 10 ans avant la sortie du roman d’origine. Je pense que Bram Stoker était au courant de cette histoire, et que certains des éléments ont pu l’inspirer, notamment le fait de s’attaquer à la gorge de ses victimes.
Dans Innocent, on trouvait déjà des figures célèbres dans cette atmosphère de Révolution française, comme le Marquis de Sade. En faisant apparaître des personnages célèbres, vouliez-vous illustrer plus largement la mentalité de l’époque ?
Utiliser des figures connues est l’un de mes plaisirs quand je dessine des histoires sur fond historique, et je pense que ça fait aussi plaisir à mes lecteurs de les retrouver. On s’éloigne parfois de la trame principale, mais ça me semble important de les faire apparaître pour justement représenter l’atmosphère de l’époque.
De prime abord, Wilhelmina Murray est une héroïne est beaucoup plus candide et moins torturée que les personnages de vos précédentes séries. Pourtant, la force de conviction qu’elle affiche et sa volonté de bousculer les codes établis la rapproche de la protagoniste d’Innocent Rouge, Marie-Josephe Sanson. Dans votre esprit, existe-t-il une filiation claire entre ces deux héroïnes ?
Elles sont effectivement proches dans leur volonté de se battre pour l’égalité des sexes, mais elles évoluent dans des univers différents. Dans Innocent, Marie-Josèphe vit dans la France du XVIIIe siècle, avec tout son panel de mouvements révolutionnaires et de violences au quotidien. Elle utilise elle-même la force physique pour se battre. Mina, elle, arrive un siècle plus tard, dans l’Angleterre du XIXe siècle. Les lois sont plus évoluéées, il y a moins de violence. Ce sera avec ses connaissances qu’elle se battra pour trouver sa place dans la société.
Si votre trait a toujours eu beaucoup de caractère et d’élégance, vous n’avez cessé d’affiner et de styliser votre esthétique pour arriver à un résultat qui a peu d’équivalents dans le manga moderne. On détecte chez vous des influences picturales issues de la peinture classique, comme le Préraphaélisme, le Caravage ou l’Art nouveau. Aviez-vous des références en tête quand vous avez fait vos recherches graphiques ? Ou bien, est-ce que votre dessin a évolué naturellement, sans d’influences extérieures ?
J’aime évidemment tous les courants que vous avez cité mais en réalité mon style a surtout atteint son état actuel par ma volonté de ne pas représenter mes personnages de façon caricaturale. J’essaie de me rapprocher le plus possible de la réalité de l’âme humaine dans toute sa crudité. C’est pour ça que je tends vers un style de plus en plus réaliste. Quand j’ai dessiné mes premiers mangas, j’étais publié dans le Shônen Jump et c’est vrai que le style est très différent. Il y a la nécessité de dessiner des personnages caractéristiques. Mais ce n’est pas le cas dans le seinen.
Quelque part, l’équilibre que vous entretenez actuellement est représenté par la beauté esthétique de certains passages et la crudité extrême d’autres scènes. Il y a une opposition et en même temps un mariage entre la beauté absolue et l’horreur la plus sombre. Pour vous, est-ce réellement ce qu’est l’âme humaine ?
Oui, il est évident que plus les ténèbres sont profondes, plus la lumière parait éblouissante. De manière générale, le manga reste du divertissement. Mais plutôt que d’aborder des thèmes positifs, comme la victoire, j’essaie d’écrire la douleur de façon sincère. Cette douleur permet de rendre la vie plus palpable. C’est sous cet angle que je dessine mes mangas.
Votre utilisation de la lumière, en particulier des clairs-obscurs, n’a cessé de prendre une importance primordiale dans votre langage dramatique visuel. Vous obtenez maintenant des résultats saisissants. Utilisez-vous des références photographiques ou visuelles pour parvenir à ce niveau de maîtrise ? Ou êtes-vous désormais si familier avec ce type de représentation que vous pouvez vous passer de support pour concrétiser vos idées ?
J’adore placer des ombres très profondes sur mes personnages. Je me suis même demandé pourquoi j’aimais autant ça. Puis, je me suis rappelé qu’il existait au Japon une série télévisée qui parlait d’assassins. Il y avait tellement peu de budget, que ça se ressentait sur les décors. Pour cacher cet aspect, la production utilisait beaucoup d’ombres en arrière-plan. C’était un effet très cool. Ça représentait particulièrement bien les ténèbres dans le cœur du personnage principal. C’est l’une des raisons pour lesquelles j’aime utiliser cette technique dans mes planches. Généralement, j’y ai recours sans utiliser de photo. Mais quand j’ai un doute, je fais en sorte d’utiliser les lumières de chez moi pour vérifier comment la luminosité tombe sur les visages et sur les corps.
Votre dessin démontre ce que vous disiez précédemment : plus les ténèbres sont profondes et plus la lumière est vive. Aussi, peut-on reconnaitre dans l’utilisation des clairs-obscurs une filiation avec votre philosophie ?
Exactement, c’est pour ça que j’utilise beaucoup cet effet de ténèbres, et je vais l’utiliser de façon intense et volontaire au sein de #DRCL.
Parlons du réalisme et de votre besoin d’atteindre un réalisme du trait pour illustrer certains états mentaux et certains sujets. J’ai l’impression que plus vous tendez vers ce réalisme et plus vous partez vers le surréalisme de la représentation de certains sentiments sur le plan de la mise en scène pure. Selon vous, cette évolution vers le réalisme doit-elle obligatoirement s’accompagner d’une évolution vers une représentation plus baroque pour trouver un équilibre visuel ?
En vérité, je n’ai pas pour volonté de faire dans le réalisme ou dans le surréalisme. J’ai toujours envie de surprendre mes lecteurs, de leur donner de l’émotion. Je me casse toujours la tête pour trouver de nouvelles voies afin de dessiner mes histoires de façon intéressante. Avec mon équipe d’assistants, je me demande toujours ce qu’on peut faire en tant qu’équipe pour atteindre ces nouvelles voies d’expressions.
Cette recherche d’idées de mise en scène est un travail d’équipe ?
Oui, c’est un travail d’équipe et les idées peuvent naître à un timing improbable. C’est parfois de l’improvisation : l’idée peut venir au moment du storyboard mais aussi lors de la finalisation des planches. C’est un travail de l’instant.
Comment abordez-vous les yeux de vos personnages ? Dans votre œuvre, le regard tient une place primordiale, dans la façon dont vous illustrez l’état mental de vos protagonistes. Vous parvenez à faire passer beaucoup plus d’informations dans une simple planche sans dialogue plutôt qu’avec des mots. Comment dessinez-vous ces yeux qui en disent tellement et qui ont un pouvoir quasiment hypnotique ?
Quand je dessinais dans le Shônen Jump, lors de mes débuts, mon éditeur me répétait tout le temps : « Quoi qu’il arrive, le plus important est de dessiner des yeux expressifs et avec du charme ». Au début ce n’était pas facile. Mon éditeur m’a alors conseillé de prendre Tom Cruise en modèle, mais après je me suis rendu compte qu’un autre mangaka, qui avait le même éditeur faisait pareil. Il avait des personnages qui ressemblaient à Tom Cruise. Je pense qu’on a reçu le même conseil. [Rires]
Comment réfléchissez-vous à la mise en scène de la violence dans vos mangas ? Elle est omniprésente en raison des sujets que vous abordez, et vous la transcendez visuellement par votre mise en scène et votre dessin. Elle semble toujours avoir une fonction symbolique par rapport aux sentiments des personnages.
En effet, j’ai dessiné de nombreuses scènes dans lesquelles les personnages explosent à cause de cette énergie violente. D’autant plus que dans Innocent, je dépeignais une période durant laquelle la royauté était en train d’être détruite. Je ne dirai pas qu’écrire ce genre de scène me remplit de joie, mais cela me procure une certaine énergie.
Pour donner un exemple concret du rapport entre une scène de violence et l’expression des personnages. Dans #DRCL apparaît Van Hellsing, un médecin hollandais. Dans le roman d’origine, on le voit avoir une crise d’hystérie. Autrefois, on pensait que c’était quelque chose qui ne concernait que les femmes, car c’était relié à l’utérus. Mais Bram Stoker a bien montré Van Hellsing en pleine hystérie. Je pense qu’il voulait montrer que les hommes aussi ont leurs faiblesses. J’ai trouvé cette idée intéressante et j’ai donc voulu l’utiliser moi aussi.
C’est très intéressant, car ça implique que vous remaniez les personnages de Bram Stoker en appuyant sur la symbolique qui était sous-jacente et peut-être davantage cachée à l’époque. Est-ce aussi la raison qui vous a poussé à transformer le personnage de Lucy de cette façon dans #DRCL ? Afin de prouver la nature interne des personnages de Bram Stoker et l’exposer au grand jour sous une forme plus spectaculaire ?
Dans mon œuvre, Dracula s’attaque aux humains sans distinction. C’est aussi un parallèle avec le Covid qui touchait aussi bien les hommes que les femmes. La mort peut concerner n’importe lequel d’entre nous. Dans le roman d’origine, Dracula s’attaquait aux belles femmes. Mais Luke / Lucy n’est ni un homme ni une femme, et c’est sa première victime. Je veux donner une nouvelle représentation de Dracula, qui ne fait pas de différence entre les sexes. À travers cette démarche, j’espère qu’on proposera de nouvelles manières de développer les monstres tels que King Kong ou Dracula, qui ne seront pas uniquement intéressés par les femmes.
On parlait plus tôt de la violence, cela peut sembler paradoxal mais #DRCL est un manga d’horreur et Innocent est un manga historique. Pourtant, pour l’instant en tout cas, Innocent fait preuve d’une violence graphique beaucoup plus crue et plus réaliste. Cela veut-il dire que sur #DRCL, votre approche de la violence est différente, influencée par l’atmosphères gothique et d’épouvante, plus que par une horreur gore à proprement parler ?
Dans Innocent, je dessinais mes scènes de violence en gardant en tête l’importance de la beauté. J’essayais de tendre vers un idéal, quelle que soit la cruauté de l’instant. C’était d’ailleurs une ère remplie de sang et de violence, il était donc nécessaire de dessiner ce type de scènes. Dans #DRCL, on est dans un univers moins teinté par le sang à la base. Mais on trouve une autre forme de violence, qui se rapproche davantage de la souffrance psychologique. C’est là-dessus que j’ai voulu me focaliser.
Dans #DRCL, vous opposez parfois à la précision maniaque de votre trait à une utilisation très originale du floue qui vous sert à renforcer l’irréalité de certaines séquences. Pouvez-vous nous expliquer votre intention artistique derrière cette utilisation du flou, et comment vous procédez pour obtenir des rendus si spécifiques ?
Comme je l’ai expliqué, je voulais retranscrire l’atmosphère de l’époque du XIXe siècle, durant laquelle on trouvait des types de photographies qui ne permettaient pas de voir clairement les détails. Flouter apporte une certaine inquiétude, puisqu’on ne voit pas tout ce qui se passe. J’ai utilisé cette technique pour donner une impression d’inconnu. À la base, tout a été dessiné de façon précise en amont par mes assistants. Mais je me permets de flouter sans vergogne par la suite. [Rires]
Mes assistants étaient assez réticents au départ, car ils ont passé des heures, même des jours, à dessiner certains détails ou décors. En voyant le résultat, ils étaient d’abord un petit peu déçus. Mais aujourd’hui, ils se sont habitués à l’idée, et ils commencent même à y trouver un certain plaisir.
La danse a une importance primordiale dans la façon dont vous la mettez en scène pour exprimer les sentiments des personnages. Elle a parfois un aspect positif ou négatif, notamment dans #DRCL, lors de la scène où Wilhelmina Murray rencontre Dracula pour la première fois. Leur danse revêt ici une importance primordiale dans l’évolution du personnage. C’est aussi le moment où elle est envoûtée par Dracula. Pourquoi, pour vous, la danse est-elle une expression visuelle pour raconter ces personnages ?
Mon Dracula est très différent du Dracula qu’on connait. Dans mon manga, on ne sait pas s’il existe, ni quelle forme il a. On sait seulement qu’il peut changer d’apparence à volonté et qu’il ne parle pas. La façon qui me semblait la plus appropriée pour le représenter était le mouvement, dont ces mouvements de danse.
Il me semble que vous avez commencé à utiliser les outils numériques durant Ascension. Qu’est-ce qui a motivé cette transition, d’abord parcellaire, avant de passer au tout numérique ?
La majeure partie des auteurs de mangas utilisent aujourd’hui le numérique. La raison pour laquelle je suis passé au digital, c’est que la disparition progressive des outils de l’analogue, aussi bien le papier spécial pour les planches que le matériel de dessin tel que l’encre et les plumes. En vérité, cette transition n’a pas été très compliquée. En un jour ou deux, le dessin numérique était déjà acquis. Aujourd’hui, je ne peux plus revenir en arrière, c’est beaucoup trop pratique. En revanche, il faut faire attention à ce que le trait digital ne ressemble pas au trait d’autres auteurs. C’est une tendance qu’on peut ressentir. Je veille à ce que mon style garde un côté manuel.
Avec ces outils numériques, pensez-vous obtenir un résultat plus conforme à ce que vous avez en tête par rapport à l’époque où vous utilisiez les outils analogiques ? Trouvez-vous plus de liberté dans l’utilisation de cette technologie ?
En réalité, c’est plutôt la cadence qui a changé : on gagne beaucoup de temps quand on dessine en digital. Pour ce qui est de la beauté du trait, je ne pense pas que le résultat ait beaucoup changé.
Vous êtes très actif sur les réseaux sociaux, vous y montrez de nombreuses étapes de production de votre dessin. N’avez-vous pas peur que la magie disparaisse en montrant de cette façon votre travail ? Quelle joie éprouvez-vous à l’idée de partager ces processus créatifs avec le monde entier ?
J’ai décidé de montrer le processus de création des planches, car je pense que cela fait partie du plaisir de la lecture du manga. Personnellement, ça m’intéresse, et je pense que ça intéresse aussi mes lecteurs. Les réseaux sociaux me sont très importants, car ils me permettent de rester en contact avec mes lecteurs du monde entier. D’autant plus que lorsqu’on est seul face à sa planche, avoir des réactions en direct nous remotive.
À part Dracula, y a-t-il une autre figure du bestiaire fantastique mondial que vous aimeriez dessiner et mettre en scène dans l’une de votre histoire ? Il peut s’agit d’un monstre universel ou une créature plus japonaise comme un yokai.
On me pose souvent cette question, mais je ne pense jamais à ce que je ferai après l’œuvre sur laquelle je travaille actuellement, tout simplement parce qu’on ne sait jamais de quoi sera fait le futur. Il y a dix ou vingt ans, jamais je n’aurai pensé être là, devant vous. Il est impossible de savoir ce qui va arriver. Je me concentre sur le présent.